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Photo du rédacteurSolange Noyé

Deux femmes, deux témoins de leur temps : Zabel Essayan et Mélinée Manouchian


Zabel Hovhannessian, née en 1878 à Scutari (quartier de Constantinople), écrivaine arménienne reconnue, formée à Paris, est une femme libre, engagée dans l’acte d’écrire en son nom et au nom de son peuple.


Mélinée Sukumian, née en 1913, orpheline à 2 ans, réfugiée, apatride, exilée en France, est entrée très tôt en résistance avec d’autres combattants venus d’ailleurs. Naturalisée française en 1946, elle ira en Arménie soviétique, y enseignera le français. Désabusée, malade, elle sera rapatriée au début des années 1960. Elle meurt en 1989, quelques semaines après la chute du Mur de Berlin.



Dans ce portrait croisé, nous allons tenter de montrer comment ces deux femmes ont, à l’échelle individuelle, chacune à sa mesure, à la place qu’elles ont prise dans un monde agité, contribué à construire du commun. Chacune a refusé de se soumettre, quitte à se tromper. Chacune a porté ses blessures intimes, les blessures d’un peuple. Chacune y a puisé la force de combattre, de témoigner. Chacune à sa manière a pris la parole. Aucune n’a renoncé. Voici deux femmes d’Arménie entrées dans l’histoire sous leur nom de mariage. Zabel Essayan a connu son époux, le peintre Tigrane (ou Dikran) Essayan, à Paris. Quand lui y reste, elle, elle part, pour Constantinople ou ailleurs, voir et témoigner en faveur de son peuple. Mélinée Manouchian est restée d’une fidélité indestructible à l’homme qui lui aura donné son troisième nom, Missak Manouchian. Le premier aura été le mari de la femme écrivaine de talent et porte-parole inlassable du peuple arménien. Le second, fusillé avec ses compagnons de combat, en 1944, au Mont-Valérien, aura laissé à son épouse une marque indélébile, son nom identificatoire, sans lequel on aurait pu ne pas savoir ce qu’elle avait accompli avec les camarades de la MOI ou les Aznavourian, qui la cacheront lorsqu’elle sera condamnée à mort. Elle serait restée, avec tant d’autres, dans les oubliettes de l’histoire. Car l’histoire, c’est bien connu, habitée par des hommes, laisse peu de place aux femmes et n’est pas équitable avec tous. Après chaque période de guerre, on compte ses héros, ses martyrs. On veut voir revenir le temps d’avant. On refoule les douleurs, les hontes. On craint d’exprimer la vérité : serions-nous entendus ? On ose mentir : le présent effacerait les exactions, les trahisons, les dénonciations. On veut rassembler. On devient amnésique. On tait les dissensions, les antagonismes idéologiques. On mythifie quelques actes de bravoure. On redore des blasons, pas toujours glorieux. Après les épisodes d’extermination, on cache, on se cache. On fuit, on est fui, poussé à un double exil. Le mot exil contient le bannissement, le malheur, le tourment, un sens figuré, « expulsé hors de sa patrie avec défense d’y rentrer ». Il est à la fois la cause du départ et le lieu. Il est interne et externe. Il est individuel et collectif. L’histoire des mots nous réserve des surprises, quand on cherche le mot juste : l’expression « faire extermination » signifiait s’exiler.


En avril 1909, alors que la révolution de 1908 semblait porter l’espoir d’une union nationale, la Cilicie a été la cible de massacres et de pillages, à Adana. Arrivée sur place, fin juin 1909, Zabel Essayan utilise le mot « aghed » ─ le mot de génocide n’existe pas encore. Ce terme concentre l’irréparable des actes commis, l’indicible horreur vécue, l’impossibilité de rendre compte. En 1911, elle publie Dans les ruines, Les massacres d’Adana, avril 1909, récit de son enquête menée, au cœur du chaos, durant les trois mois où elle a été chargée de porter secours et assistance aux rescapés et aux orphelins. Comment trouver les mots pour dire les ruines fumantes, les meurtrissures, physiques, psychologiques, matérielles ? Quels mots pour dire que tout est intact côté turc quand tout ce qui est arménien vient d’être saccagé ? Comment aider ? Des femmes refusent les beaux vêtements de couleur, elles ne souhaiteraient que de nouvelles loques, noires. Comment ne pas être en état de choc devant la folie, le sang, la misère, la famine ? Zabel Essayan voit, écrit. Tout ce qu’elle peut. Tout ce qu’elle ressent. Et tous ces orphelins, des espoirs à sauver ? Elle clôt ainsi son avant-propos : « Il faut, je le répète, que nous regardions courageusement notre pays couvert de sang. Ce que j’ai vu et entendu pourrait ébranler les fondements de tout État. Théoriquement, nul ne dit le contraire. C’est ce sentiment qui m’a poussée à écrire sans réserve aucune ─ en tant que citoyenne libre, que véritable enfant de mon pays, jouissant des mêmes droits et assumant les mêmes obligations que tous─ ces pages qu’il faut considérer non pas tant comme le fruit de la sensibilité d’une femme arménienne que comme les impressions spontanées et sincères d’un être humain comme les autres. » Les femmes sont juste des êtres humains comme les autres, à sortir de leur clandestinité, du foyer dans lequel elles sont recluses, sous la tyrannie d’une mère, d’un père, d’une société. Lisant la première partie du voyage rétrospectif que Zabel Essayan entreprend à 57 ans, nous comprenons.




Publiés en 1935, à Erevan, en Arménie soviétique où elle vit désormais, Les Jardins de Silhdar évoquent le yékir, ce lieu entre le pays d’enfance et le pays rêvé. On comprend que « la bulle », ainsi nommée par son oncle, car très chétive, est une enfant, rebelle, précoce, très sensible. Elle observe, enregistre, discute ─ce qui ne se fait pas. Son père est son interlocuteur privilégié. Il favorise son épanouissement intellectuel et l’encourage. À 4 ans, elle pose son premier geste émancipateur : elle apprend à lire dans le journal paternel, assise sur ses genoux. « J’ai vu au cours de ma vie bien des pays et toutes sortes de merveilles, mais pour moi le souvenir des jardins de Silihdar est resté ineffaçable. Ces jardins, je les ai emportés partout avec moi et je m’y suis réfugiée chaque fois que des nuages noirs ont assombri mon horizon. » Pour Mélinée, il en va autrement. « Ceux-là étaient deux êtres dont le sort avait été le même dans la vie. Ayant bu jusqu’à la lie le sel et l’âpreté d’être orphelins et toutes les privations qui ont été les leurs », notera Missak à propos de leur enfance broyée. Leurs parents sont tués lors du pogrom de 1915. Mélinée et sa sœur connaîtront orphelinats, internats avant d’être envoyées en France, enregistrées par erreur sous le nom Assadourian, à Marseille puis au Raincy. Mélinée se montre rebelle. Quand une professeure lui lance : « Espèce de bolchévique ! », sa curiosité est piquée et la portera vers l’Arménie soviétique. C’est au Comité de Secours pour l’Arménie soviétique qu’elle rencontre Missak.


Mélinée, élève à l’école Tebrotzassere au Raincy, 1928/1929 (auteur inconnu, archives de l’école).

« Il m’aimait comme on aime l’instant à vivre dans son extrême richesse, comme une sculpture qu’on caresse, comme un poème qu’on lit à haute voix, il avait pour moi un amour à la limite de la déraison, total et entier. » « J’avais pour lui une admiration telle que jamais dans ma vie je n’en eus de semblable pour qui que ce fût. Je l’aimais comme on aime l’avenir dans lequel on se projette avec toute sa joie. Je l’aimais avec tout l’idéal qu’on porte en soi avec toute la ferveur de l’esprit. Il était comme le cristal, comme le diamant taillé. » Ni Zabel Essayan ni Mélinée Manouchian ne sont historiennes. Elles sont traversées par les évènements qui, quand elles les vivent, ne sont pas encore inscrits dans l’histoire. Elles sont traversées par des émotions, des colères. Elles s’engagent pour qu’advienne un monde meilleur. « Le hasard a voulu que, partout où je passais, le peuple arménien se trouvait au paroxysme de ses angoisses, de ses révoltes, de ses luttes… » Cette phrase de Zabel Essayan condense ce qu’aura été sa vie. Elle n’aura de cesse de recueillir les témoignages des survivants, de réunir les preuves et de faire entendre la vérité partout où elle le peut. Sa détermination, son courage, son habileté l’ont sauvée de la rafle des intellectuels arméniens de Constantinople. Seule femme de la liste, elle parviendra à Bakou en septembre 1915. L’écrivaine a jusqu’alors ciselé sa voix d’auteure, créé de la vie avec les mots. Confrontée aux maux, elle tangue entre écrire sur soi, depuis soi et écrire les autres, un « nous » bringuebalé sur les vagues de l’histoire et dispersé.



En 1922, quand elle publie Mon âme en exil (Hokis aksoryal), commence son compagnonnage communiste. Ou l’utopie d’une communauté nouvelle à créer. Zabel Essayan n’échappera pas aux purges staliniennes. Elle est arrêtée le 26 juin 1937, considérée comme « ennemie du peuple » et « espionne ». Elle meurt au goulag en 1943, année où elle est aussi recherchée dans le Paris de l’Occupation. Zabel Essayan sera réhabilitée en 1957. Mélinée Manouchian, profondément attachée à la culture française et à l’idéal qu’elle porte, s’engagera contre le nazisme, la Collaboration vichyste. Au sein de la MOI, elle sera secrétaire, portera des armes, prendra des risques. L’idée que la guerre est une affaire d’hommes prévaut. On ne peut reconnaître à la femme assez de pugnacité pour combattre. C’est ce qui rendra leur action plus efficace, à défaut d’être reconnue. Olga Bancic ne put être exécutée avec ses frères d’armes. Elle est envoyée à Stuttgart. Deuxième condamnation. Décapitation. « Missak et moi étions deux orphelins du génocide. Nous n’étions pas poursuivis par les nazis. Nous aurions pu rester cachés, mais nous ne pouvions pas rester insensibles à tous ces meurtres, à toutes ces déportations de juifs par les Allemands, car je voyais la main de ces mêmes Allemands qui avaient encadré l’armée turque lors du génocide des Arméniens . » Elle sera sa biographe. Elle sera la gardienne intranquille de cette mémoire des faits troubles, troublants, en cette période troublée. Elle témoignera dans le film de Mosco Boucault, Des terroristes à la retraite, dont le titre reprend à dessein le terme utilisé par la propagande nazie pour l’Affiche rouge. Son regard clair et perçant l’assure : « Il y a des jours où je ne peux pas m’empêcher de penser que, peut-être, si les nazis n’avaient pas fait cette affiche rouge, personne n’aurait parlé de Manouchian, de Bozcov, de Rayman, d’Alfonso et de tous les autres combattants. On les aurait enterrés et oubliés. Regardez les survivants, qu’est-ce qu’ils sont devenus ? » Regarder ce film en 2021, loin des polémiques encore actives en 1985, est une expérience bouleversante : nous découvrons des hommes qui ont tant perdu et tant donné sans reconnaissance en retour. Leur vie semble s’être figée à ces années de guerre. Le documentariste pose sur eux le regard qu’ils méritent, puissant et profondément humain. La mise à jour des vérités désagréables de tous bords a été lente.


Cimetière parisien d’Ivry-sur-Seine (94).

Au cœur de leur vie, pour l’une et pour l’autre : le yékir, l’engagement, la littérature, l’amour, les deuils impossibles, l’espoir d’un meilleur pour leur peuple. Leur vie au cœur de l’histoire : le génocide, l’exil, le fascisme, la Collaboration, les illusions politiques, les souffrances, les menaces, les exactions, la déportation. Ombre et lumière. Silence et prise de parole. Elles ont eu à cœur la transmission du souvenir du doux et de la mémoire du pire et l’espoir d’un meilleur à venir. Porte-voix d’une histoire, elles sont des passeuses de mémoire dans la fabrique de l’histoire. Il est bon de raviver leur souvenir : ce qu’elles nous appellent à ne pas oublier n’est pas encore reconnu comme mémoire collective, commune et partagée sans discussion. Le 24 avril 2021, le président américain, Joe Biden a déclaré : « Nous rendons hommage aux victimes de Meds Yeghern [“Le Grand Mal”] afin que les horreurs de ce qui s’est passé ne soient jamais perdues pour l’histoire. Et nous nous en souvenons pour rester toujours vigilants contre l’influence corrosive de la haine sous toutes ses formes. (…) », après avoir dit : « Chaque année, en ce jour, nous nous souvenons de tous ceux qui sont morts lors du génocide arménien (…) ». Il conviendrait mieux de dire « génocide des Arméniens », mais sachons apprécier ce pas effectué sur le chemin de la reconnaissance, 106 ans après les terribles évènements, 77 ans après la création en anglais de ce concept juridique élaboré par Lemkin, juriste polonais devenu américain, pour désigner ces crimes sans nom, les meurtres en masse visant l’extermination tous les membres d’une nation. Il fallait, en 1944, ajouter un mot à la liste des crimes possibles pour désigner la volonté d’exterminer, d’éradiquer un peuple au nom de la religion, de principes idéologiques, économiques, et les qualifier en crimes contre l’humanité. Ce mot a servi et sert encore.

Qu’en penseraient Zabel Essayan et Mélinée Manouchian ?

Article rédigé par Solange Noyé

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