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Rencontre avec Ian Manook

En décembre 2021, nous avons pu mener cet entretien avec Ian Manook quelques mois après la parution de son roman biographique, L’oiseau bleu d'Erzeroum.


Photo : Françoise Manoukian

Ian Manook a publié plusieurs romans depuis 2013, rangés dans la catégorie des thrillers. Voyageur écrivain ou écrivain voyageur, ses romans nous embarquent en Mongolie, au Brésil, en Islande, loin des clichés pour touristes. Nous découvrons de l’intérieur et avec profondeur, paysages, personnages, enjeux politiques, moraux, humains. Le talent littéraire de Ian Manook nous tient en haleine et nous donne à réfléchir. Son talent est reconnu par le succès de ses romans et de nombreux prix littéraires.

Avec L’oiseau bleu de Erzeroum, c’est à un tout autre voyage qu’il nous invite. Le lieu est l’Arménie turque, pays de ses grands-parents paternels. 1915, nouvelle année noire pour les Arméniens : massacres, déportations, famines, spoliations, décrétées, planifiées et exécutées par le Comité Unité et Progrès (CUP), plus connu sous le nom Jeunes-Turcs. Dans son « carnet noir », le ministre de l’Intérieur, Talaat Pacha, a noté qu’il restait 370 000 Arméniens du nombre estimé en 1914, soit 1 617 200. Deux tiers de la population arménienne ont été décimés. On ne parle pas encore de génocide, le mot sera créé après le Seconde Guerre mondiale. Il s’agit bien d’un crime contre l’humanité.

Araxie et Haïgaz Manoukian ont survécu, ont pris un bateau, se sont exilés en France. Ian Manook leur rend hommage. Son roman est précieux pour saisir la réalité des faits. Il ramène à notre mémoire les horreurs endurées. Il est de notre devoir de bien lire cette première partie de ce voyage mémoriel.



Nous remercions vivement Ian Manook pour cet échange.



Quels éléments de votre biographie pourriez-vous nous donner pour vous présenter?

Je suis né dans la première partie du dernier siècle du millénaire précédent, c’est dire si j’ai vécu ! Famille arménienne par mon père, italo-belge par ma mère. Prolétaire et pauvre à l’origine : mon père a travaillé quarante ans chez Renault et j’ai vécu mes sept premières années à cinq dans la même pièce. Belles études de fils de prolétaire, premier de la classe entre Sorbonne et Panthéon : droit public, Sciences Po, droit des Communautés européennes et Institut français de presse. Puis un voyage de vingt-sept mois qui m’a changé et a décidé de tout…


Comment est né ce projet de biographie romancée consacrée à votre grand-mère paternelle? Depuis combien de temps portez-vous ce projet?

Je pense avoir toujours porté ce projet en moi. Au moins depuis que j’ai commencé à écrire, vers quinze ans. Différents éléments en ont cependant retardé ce projet. Des voyages, une vie professionnelle et familiale, d’autres romans, dont une douzaine de romans noirs. Mais à bien y réfléchir, je crois qu’inconsciemment, j’ai attendu que mes parents et mes grands-parents disparaissent. Pour plus de liberté d’écriture peut-être, mais en fait pour ne pas hypothéquer le reste de leur vie. Une sorte de pudeur, non pas pour moi, mais pour eux. La reconnaissance de leur droit à vivre leur vie et leur passé sans les voir réinterprétés par quelqu’un d’autre.


À partir de quels documents avez-vous travaillé? Comment avez-vous complété le témoignage précieux de vos grands-parents?

L’élément déclencheur est ce petit tatouage bleu sur la main de ma grand-mère, auquel nous donnionsune forme d’oiseau, et qui marquait son appartenance d’esclave à un maître. Ensuite, il y a trente ans de confidences entre elle et moi. Pour les faits historiques et géographiques, je me suis documenté comme un journaliste, à partir de quelques livres « savants », mais surtout des livres de témoignage. Pour les chaînons manquants, j’ai travaillé comme un romancier en imaginant des événements plausibles en fonction des personnages et de l’époque.


Photo : Françoise Manoukian


Comment s’inscrit ce roman dans l’ensemble de votre œuvre, composée de thrillers ? Quelles similitudes entre ces deux genres ? Entre votre travail d’auteur de thrillers et celui de ce récit familial et historique ?

À l’origine, ce roman devait être un de mes tout premiers. J’avais imaginé un énorme pavé commençant par la partie biographique de ma grand-mère, puis une ramification romancée sur trois continents et quatre générations, et, enfin et surtout, une fin sous forme de politique-fiction qui se déroulait en 2015 à l’occasion du centenaire du génocide des Arméniens par la Turquie. Il était donc impératif que le livre sorte en 2014 pour préserver cette volonté de politique-fiction. Mais à l’époque, je n’avais rien publié encore et l’éditeur à qui j’ai proposé le projet a préféré publier un roman policier que j’avais de prêt. Il s’agissait de Yeruldelgger, mon « polar mongol », dont le succès a entraîné la parution de cinq autres thrillers avant que je puisse réamorcer le projet de l’Oiseau bleu d’Erzeroum. Par contre, je n’ai pas senti de différence fondamentale entre l’écriture de la biographie romancée et des thrillers. Dans les deux cas, j’écris sans aucun plan, avec le moins possible de compilation documentaire, et d’un seul jet, sans jamais revenir en arrière. Je laisse juste des mots en rouge dans le texte pour marquer les endroits où je pense devoir intervenir à la première relecture, soit améliorer le style, soit pour préciser ou vérifier un lieu, une date ou un nom.

Vous semblez partager cette inextinguible volonté de témoigner avec Zabel Essayan. Son récit témoignage, Dans les ruines d’Adana, qu’elle a écrit quasiment au moment des massacres, devait avertir, informer le monde. Quel message souhaitez-vous porter?

Je pense que les communautés victimes d’un génocide ont des droits. Droit à la reconnaissance, droit à des réparations (surtout culturelles), droit à la parole, mais je pense aussi qu’elles ont le devoir absolu de témoigner pour éviter que ça ne recommence. La communauté juive, au lendemain de la Shoah, a tiré les leçons du génocide des Arméniens. Dans la punition des coupables, en s’inspirant de l’opération Nemesis des Arméniens, et surtout dans le fait de faire témoigner le plus tôt possible les survivants. Nous n’avons pas eu cette opportunité. Le confit dans cette région du monde se prolonge jusque dans la moitié des années vingt, et dix ans plus tard, c’est la Seconde Guerre mondiale. Nos survivants n’ont pas eu la chance de témoigner devant le monde entier. Je pense que Zabel Essayan, comme moi, nous participons de cette même volonté de faire témoigner des survivants à travers nos livres.

Écrire l’indicible, l’inimaginable, l’innommable, c’est prendre le risque de brusquer le lecteur… avec des mots. On oublie que les mots font ce qu’ils peuvent pour donner à voir une réalité qu’on ne peut inventer. On oublie que l’horreur réside dans la réalité des décisions prises contre un peuple. Comment comprenez-vous cette réticence à dire, à décrire, bien que les années passent ?

Je ne me suis pas posé cette question. Dès l’origine du projet j’ai prévenu mon éditeur que les soixante premières pages seraient dures parce que je ne voulais pas « survoler » le génocide par un résumé édulcoré. Ma grand-mère m’a raconté ses malheurs et il en ressortait que chaque jour, qui semblait pourtant avoir atteint le sommet de l’horreur, était suivi par un jour pire encore, et ce pendant deux mois. C’est ça un génocide, c’est long, cruel, planifié, sanglant, brutal. L’écrire autrement serait une trahison. Ça me rappelle une jeune femme qui m’interpelle à propos d’une scène de viol dans mon thriller Yeruldelgger, alors que je reçois le Prix Quai du Polar à Lyon. Elle me croit complaisant avec les violences sexuelles faites aux femmes, et je me défends en expliquant comment cette scène s’intègre dans la construction de l’intrigue et qu’il n’y a aucune complaisance de ma part. À bout d’arguments, elle s’indigne alors des mots crus et violents, « dégueulasses» dit-elle, que j’ai utilisés pour cette scène. Et je suis sidéré, parce que cela signifiait qu’avec des mots moins durs, moins violents, moins « dégueulasses » ce même viol lui serait apparu plus « acceptable ». C’est ça le risque du « littérairement correct », ça finit par édulcorer l’horreur et la rendre plus acceptable.

L’oiseau bleu de Erzeroum a paru le 24 avril 2021, date symbolique. En sera-t-il de même pour le tome 2 ?

La date du premier était voulue comme symbolique, bien entendu, mais la date du second volume sera plus soumise aux impératifs économiques et marketing de l’éditeur. Probablement avril pour la sortie en poche du premier tome, et octobre pour la sortie en broché du second.

Quels témoignages recevez-vous lors de vos rencontres avec les lecteurs ?

Bien sûr, un témoignage ému de la communauté, puisque les ancêtres de chaque famille ont vécu et raconté à peu près les mêmes choses. Mais le retour qui me marque le plus et qui est très fréquent, c’est celui de lecteurs qui me disent « j’avais bien entendu parler du génocide, mais je n’aurais jamais pensé que cela avait été aussi horrible ». Mais que croyaient-ils ? Qu’est-ce qu’un génocide ? Par définition, c’est l’organisation cruelle et barbare par une puissance étatique de l’extermination totale d’une population et de sa culture. Encore une raison de ne jamais tomber dans le littérairement correct. Même si, à la demande de l’éditeur, j’ai supprimé les deux scènes les plus horribles. Parce qu’après toutes les autres, elles n’ajoutaient rien à la démonstration.

Un grand merci à Françoise Manoukian pour nous avoir permis d'utiliser ses photos.

Interview réalisée par Solange Noyé

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