top of page
Photo du rédacteurLaurent Le Guyader

Jean Picard, mort pour l'Arménie

Dernière mise à jour : 17 janv. 2023

C’est une petite biographie d’un Breton ordinaire dont on retrace le parcours à travers les archives. Alors qu’il n’avait aucun rapport avec l'Arménie, il se retrouve à combattre pour la réinstallation des Arméniens en Cilicie entre 1918-1922.

Jean Picard naît le 19 novembre 1900 dans le hameau de Boutiry dans la commune du Saint [1] en plein Argoat breton [2]. Ses parents Pierre Picard et Marie-Louise Laîné se sont mariés en 1896 [3]. .Jean est le fils cadet du couple qui avait accueilli Louis Marie, l’aîné [4], un an avant Jean. Jean passe son enfance à la ferme où ses parents sont cultivateurs. On retrouve la famille dans le recensement de 1906. Ils vivent chez la mère de Marie-Louise, Hélène, en compagnie également du frère et de la sœur de Marie Louise, Jean et Louise [5]. À la maison, dans le village, la langue maternelle est le breton, dialecte de Cornouaille [6]. La famille s’agrandit avec l’arrivée de Maurice la même année [7]. puis de Marie en 1910 [8]. Deux mois après la naissance de Marie, un malheur frappe la famille, Maurice âgé de quatre ans décède [9]. La famille n’est pas riche, Pierre doit chercher du travail ailleurs. Il est engagé comme ouvrier agricole dans des fermes du Loir-et-Cher [10]. Jean apprend auprès de ses parents le métier de cultivateur [11]. Quand éclate la Grande-Guerre en 1914, Pierre est mobilisé et part sur le front [12]. Le frère aîné de Jean, Louis Marie, est mobilisé lui aussi en 1918 [13]. Jean trop jeune est lui soutien de famille et cultive les champs au Boutiry. A vingt ans, en mars 1920, il est appelé à son tour sous les drapeaux. Le jeune Breton est incorporé au 118ème régiment d’Infanterie où il ne doit pas être dépaysé, c’est le régiment des Bretons finistériens. Il y reste 9 mois. Mais en décembre 1920, il est affecté au 18ème Régiment de Tirailleurs Algériens [14]. Le régiment est en opération au Levant depuis un an. Quels sont les faits historiques à l’origine de la présence de ce régiment en Cilicie ?

Carte des accords Sykes-Picot. Royal Geographical Society 1910-1915, The National Archives, UK L’accord de Sykes-Picot signé par les Alliés en 1916 prévoit le partage de l’Empire Ottoman. Ainsi la France, selon cet accord, administre directement la Syrie littorale, la Cilicie, le Liban et une partie du Kurdistan jusqu’au Tigre dite aussi la Zone bleue et une tutelle sur les États arabes dans les provinces de Damas, Alep, Mossoul-Kharpout. Boghos Nubar, président de la Délégation nationale arménienne, en marge de cet accord, propose le recrutement de volontaires arméniens pour mettre en place un état autonome sous protectorat français en Cilicie. Ils ne devront affronter que l’ennemi Turc : La Légion d’Orient qu’on appellera plus tard la Légion arménienne est née. Elle participe aux prises décisives à Naplouse, Damas, Beyrouth à la fin de la Grande-Guerre. Les Turcs sont défaits. Ils signent avec les Alliés l’Armistice de Moudros le 31 octobre 1918. A partir du 15 novembre 1918, les Français et la Légion arménienne débarquent à Alexandrette pour occuper la Cilicie. Mustafa Kemal, le 13 décembre, abandonne le commandement de la Cilicie et quitte la région. La légion arménienne occupe la Cilicie. Le rapatriement des 100 000 Arméniens présents en Syrie débute. Mais des heurts entre la légion arménienne et les Turcs qui admettent difficilement un autorité arménienne amènent des tensions. Des comités de défense Turcs s’organisent. Les Turcs de Deurtyol et Alexandrette se soulèvent en janvier 1919. Les français en sous-effectifs acceptent une intervention britannique. Les Britanniques occupent la Cilicie en février 1919. Ils restent jusqu’en octobre 1919 et les Français font venir des renforts de troupes pour les remplacer dont le 18e Régiment de Tirailleurs Algériens qui débarque le 1 novembre 1919.

Adana, 1921 - Wikipedia

La situation se détériore rapidement. Bientôt Marache est reprise par les Turcs en février 1920, Ourfa est héroïquement défendu mais tombe aussi en avril ; suivie de Bozanti, en mai. Sur tout le territoire des soulèvements ont lieu, les villes sont assiégées. Les pertes françaises et arméniennes sont nombreuses. Les troupes françaises manquent de moyens. Elles ne disposent ni de véhicules blindés, ni de moyens de communication modernes (T.S.F.) Le Général Gouraud négocie une armistice avec Kemal en mai 1920, les Français évacuent Sis, Tell Abiad, Arab Puna, abandonnent les Arméniens d’Hadjin et se retirent au sud de la voie ferré de Mersine, Tarsous, Adana, Mouslimié. La trêve sera de courte durée, Tarsous, Mersine sont attaquées et défendues avec succès, Aintap résiste toujours. En Octobre 1920, les Arméniens d’Hadjin sont massacrés. Côté diplomatie, le traité de Sèvres en août 1920 et les accords de Londres en février 1921, non ratifiés, prévoient un retrait français de la Cilicie [15].

La situation du front est stabilisée quand notre jeune Breton arrive le 20 décembre 1920 en Cilicie, le retrait des Français semble inéluctable, mais sur place, ils résistent toujours. Le journal de son régiment nous renseigne sur les opérations auxquelles il a pu participer. Il n’y a plus d’opérations d’envergures, mais des escarmouches, fusillades, des marches de manœuvres, des embuscades tendues le long de la voie ferrée, des travaux de défense, des missions de protection de la voie ferrée. En mars 1921, un message du gouvernement Français ordonne de ne plus affronter l’ennemi [16].

En juin 1921, Jean tombe malade, il rentre à l’Hôpital d’Adana le 14 juin 1921 pour y être soigné d’une dysenterie. Son état empire. Notre jeune soldat meurt le 13 juillet 1921 [17] pendant que son régiment se prépare à la revue militaire pour la fête nationale du lendemain. Certains soldats prendront part à la descente aux flambeaux cette nuit-là [18]. Il est ensuite enterré au cimetière d’Adana. Le 20 octobre 1921, l’accord d’Angora entre la France et les Turcs est conclu. La France se retire de la Cilicie, les populations arméniennes sont évacuées au Liban et en Syrie. Le 4 janvier 1922 le retrait des forces militaires est terminé. En ce qui concerne la tombe de notre jeune Breton, hélas, l’officier Vahan Portoukalian le 22 janvier 1922 explique dans ses correspondances qui sont conservées dans le Fond Andonian, que les tombes des chrétiens au cimetière d’Adana étaient vandalisées et qu’aucun musulman ne voulait entretenir de cimetière chrétien [19]. Il a été un soldat d’une campagne maintenant totalement oubliée des Français ; oubliée car perdue ; pourtant combien d’hommes Français, Algériens, Sénégalais, Indochinois, Soudanais, Arméniens ou Bretons y ont perdu la vie, tous réunis autour du même drapeau Français ? On peut regretter que ce projet n’ait pas abouti, car au-delà de la colonisation pour les ressources du pays, un des objectifs des Français était particulièrement noble : la réinstallation des Arméniens sur leur terre après avoir subi tant d’injustice.

[1] Acte de naissance de Jean Picard le 19/11/1900, Le Saint, NMD 1891-1906, AD du Morbihan [2] l’Argoat en breton “le bois” désigne l’intérieur des terres de la Bretagne contrairement à l’Armor “la mer” qui désigne le bord de mer. [3] Acte de mariage de Pierre Picard x Marie Louise Laîné le , Le Saint, NMD 1891-1906 , AD du Morbihan [4] Acte de naissance de Louis Marie Picard le 28/11/1899, Le Faouët, NMD 1899-1902, AD du Morbihan [5] Recensement 1906, Le Saint, AD du Morbihan [6] Le breton, langue celte voisine du gallois est divisé en quatre dialectes (Cornouaillais, Léonard, Vannetais, Trégorrois) [7] Acte de naissance de Maurice Nicolas Picard le 31/07/1906, Le Saint, NMD 1902-1911, AD du Morbihan [8] Acte de naissance de Marie Picard le 27/09/1910, Le Saint, NMD 1902-1911, AD du Morbihan [9] Acte de décès de Maurice Nicolas Picard le 22/12/1910, Le Saint, NMD 1902-1911, AD du Morbihan [10] Fiche Matricule de Pierre Picard, Matricule 2285, AD du Morbihan [11] Fiche Matricule de Jean Picard, Matricule 3087, AD du Morbihan [12] Fiche Matricule de Pierre Picard, Matricule 2285, AD du Morbihan [13] Fiche Matricule de Louis Marie Picard, Matricule 2873, AD du Morbihan [14] Fiche Matricule de Jean Picard, Matricule 3087, AD du Morbihan [15] Du Véou Paul - La Passion de la Cilicie 1919-1922, Paris, 1954 [16] Journal de Marche - 18e Régiment de Tirailleurs - 1er Juillet 1919-7 Janvier 1923, Côte 26 N 853/4,Journaux des marches et opérations des corps de troupe - Mémoire des hommes (defense.gouv.fr) [17] Fiche Matricule de Jean Picard, Matricule 3087, AD du Morbihan [18] Journal de Marche - 18e Régiment de Tirailleurs - 1er Juillet 1919-7 Janvier 1923, Côte 26 N 853/4,Journaux des marches et opérations des corps de troupe - Mémoire des hommes (defense.gouv.fr) [19] Lettre de Vahan Portoukalian à Kourken Tahmazian, 29/01/1922, Bibliothèque Nubar, Fonds Andonian, P.J.1/3, liasse 9, Adana, ff. 50-58, L’évacuation française de la Cilicie en 1921 vue par l’officier Vahan Portoukalian (imprescriptible.fr)


Article rédigé par Laurent Le Guyader

48 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page